Livinhac-le-Haut possédait autrefois un pont suspendu sur le Lot ; celui-ci a été démantelé en 2004. Il fut le premier pont de Livinhac, et reste pour beaucoup l’image essentielle de ce village.
Comme l’indiquait Maximilien Bornes : « A l’heure actuelle, il est évident que le pont suspendu de Livinhac ne répond peut-être pas à tous les besoins d’une circulation routière sans cesse accrue. La largeur de son tablier est notamment insuffisante et ne permet pas à deux véhicules de se croiser. Cependant tel qu’il est, nous souhaitons conserver longtemps notre pont, qui fait partie intégrante de la beauté du site de Livinhac. » (Midi Libre, 29 janvier 1952)
L’absence de pont dans la large vallée de Livinhac constituait un handicap certain pour le commerce de la région, surtout quand survint en 1829, la création de l’usine « Decazes -Ville ». C’est pourquoi à l’instigation des futurs Decazevillois, l’idée d’établir un pont sur le Lot se concrétisa rapidement.
Il fut adjugé par l’ordonnance du Roi le 23 octobre 1833 à M.-P. Depouy concessionnaire d’une société bordelaise, le premier pont lancé sur le Lot fut prêt en cette fin d’année 1833, l’année même où Decazeville fut érigée commune par décret de Louis Philippe. C’est un pont suspendu de 94,90 mètres de long, comportant 6 câbles, tablier à 8,96 mètres au-dessus de l’étiage. La Société Bordelaise Dupouy en assura la concession durant 52 ans en le soumettant à péage ce qui constituait un lourd impôt pour les usagers.
Inauguration du pont (1836)
L’inauguration officielle du pont eut lieu le 6 janvier 1836 en présence M. Rozet, préfet de l’Aveyron. Cet évènement donna lieu à une grande fête, à laquelle furent conviées les populations d’alentour. C’était en effet, une célébration très importante, pour l’époque que l’entrée en jouissance d’une voie de communication mettant en relations directes les trois départements voisins du Lot, du Cantal et de l’Aveyron.
Peu avant l’arrivée du préfet, une charge de 84 tonnes de sable avait été déposée sur le tablier du pont. Elle fut supportée sans la moindre flexion des câbles.
Une fois la charge enlevée, à l’entrée de l’édifice, pavoisé des couleurs tricolores et au milieu de l’enthousiasme général, M. Rozet prit la parole.
S’adressant à la foule assemblée autour de lui, il prononça l’allocution suivante, bien dans le style emphatique de l’époque : « Trop longtemps, le département de l’Aveyron, fermé de tous côtés par des montagnes escarpées ou des rivières dangereuses, a formé, pour ainsi dire, une île continentale, où le commerce civilisateur pénétrait avec plus de peine que la contrebande aux frontières les mieux gardées. Ce blocus, mis par la nature, est à peu près levé. Déjà, des routes plus ou moins avancées percent ou escaladent ces chaînes inaccessibles. Déjà, des ponts franchissent ces rivières et ces torrents impétueux enfants des montagnes. Vous le voyez. Messieurs, sous la main de l’industrie, les métaux les plus rebelles s’assouplissent à nos besoins jusqu’à devenir eux-mêmes des voies de communication. Le fer obéissant s’allonge en fil, se tresse en chaînes, se courbe en arcs, et s’arrondit en anneaux pour laisser passer le commerce et ses trésors, la civilisation et se bienfaits, les arts et leurs merveilles. Cette lacune, tantôt flottante et tantôt glacée, qui naguère, interceptait ici la route, a disparu sous une élégante galerie, et des arcades triomphantes, monuments d’une victoire utile, en tiennent suspendu, de l’une à l’autre rive, l’audacieux édifice. Les rivières elles-mêmes, soumises à d’importants travaux de canalisation, deviendront des routes qui marchent, comme le dit admirablement Pascal. Quelle est, Messieurs, la cause de cet heureux changement ? Quel est ce bienfait novateur à qui vous devez particulièrement, habitants de cette contrée, de si précieux avantages ? L’industrie ! C’est l’industrie qui aujourd’hui, fonde des villes, peuple les campagnes, anime les déserts, vivifie les provinces, enrichit les Etats… Des hommes qui comprenaient leur siècle, un noble duc (le duc Decazes), qui avait appris dans le gouvernement de l’Etat toute la puissance du commerce, a eu l’idée d’exploiter enfin les trésors négligés de vos mines. A leur voix, le génie d’un Aveyronnais, M. Cabrol a créé, d’un coup de baguette, ces magnifiques établissements de Decazeville, qui ont subitement changé la face du pays. Il a fait plus. Il a jeté, par là, les fondements d’une ville qui prend, de jour en jour, un rapide accroissement. C’est à Decazeville, à son exemple, aux besoins multiples de sa fabrication et de son commerce que vous devez cet élan qui vous pousse à percer des routes et à construire des ponts. Sans Decazeville on n’aurait pas songé de longtemps, peut-être, à canaliser le Lot dans ces parages, à faire le pont de Livinhac et les nombreux chemins qui rayonnent autour du vaste foyer d’industrie, à votre profit, comme au sien. Honneur à l’industrie. Reconnaissance aux hommes qui l’ont importée dans ce canton… Mais ne nous bornons pas à des hommages stériles pour eux et pour nous. Suivons-les dans la carrière qu’ils ont tracée : il y a place et profit pour tous. Ouvrons à l’envie des chemins ; en ce genre on n’a rien fait, puisqu’il reste à faire. Que l’inauguration du pont de Livinhac devienne le signal d’une patriotique et féconde émulation. Le gouvernement nous seconde, Messieurs, il d’occupe par-dessus tout des intérêts matériels de la France, les seuls, aujourd’hui, qui ne soient pas satisfaits, parce qu’ils ne peuvent jamais l’être, et qu’ils se renouvellent sans cesse. E. le roi qui m’a donné la noble mission de travailler à votre prospérité, le roi encourage vos efforts et se réjouira de vos succès. « Vive le roi… ».
La péroraison de ce discours fut soulignée par les applaudissements et les hourras de la foule, tandis que l’explosion des pétards ébranlait les échos d’alentour.
Le soir, à Livinhac le Haut, un grand banquet de 80 couverts fut offert par M. Depouy, de Bordeaux constructeur du pont, au préfet et aux nombreux fonctionnaires et notables et à sa suite. Un bal qui dura une partie de la nuit clôtura la fête.
La société constructrice obtint la concession du pont pour une durée de 99 ans et six mois. Cette clause autorisait la société à prélever un droit de péage dont voici les tarifs :
A chaque passage il en coûtait 0,05 F à une personne. Pour un cheval ou tout autre animal, on payait 0,10 F. Une voiture attelée d’un seul cheval était taxée à 1,50 F et à 2 F pour un attelage deux chevaux (non compris les voyageurs).
Les habitants du lieu bénéficiaient cependant d’une petite réduction pour les transports ou passages afférents à l’exploitation rurale, car beaucoup d’entre eux étaient propriétaires sur la rive opposée. Pour bien se rendre compte des charges qui pesaient ainsi sur les usagers du pont, il ne faut pas oublier que ces prix étaient établis en francs-or de 1833 et qu’il y a lieu de les multiplier par 100 ou presque pour avoir leur valeur actuelle (en anciens francs)
Cet état de choses dura 52 ans de 1836 à 1888.
Achat du pont par la commune (1888)
En 1884, la Municipalité entrée nouvellement en fonctions avait résolu de racheter ce pont qui constituait une lourde charge pour le bourg de Livinhac ainsi que pour les communes environnantes : ces charges étaient d’autant plus grandes qu’on était obligé de les subir tous les jours à cause des relations commerciales ou autres avec Decazeville. Des démarches furent faites pour réaliser ce projet. On s’adressa pour cela au gouvernement, au département, aux sociétés industrielles fixées dans la région, aux municipalités voisines et aux souscriptions publiques. Enfin en 1888, le rachat était un fait accompli. Après avoir été soumis aux formalités de la surcharge, le pont de Livinhac fut livré à la libre et gratuite circulation du public.
L’acquisition fut chiffrée à 106 000 F.
La commune de Livinhac contribua à la dépense jusqu’à concurrence de neuf mille francs seulement ; cette somme fut réalisée par un emprunt communal soumis encore pour quelques années seulement à un amortissement annuel (Paul Blazy, Livinhac le Haut, le passé, le présent, livret, 1905).
Pose d’un tablier métallique (1931-1932)
Après avoir durant un siècle donné entière satisfaction, le pont de Livinhac se révéla, dans les années qui suivirent la guerre de 1914-18 totalement insuffisant. Ses câbles fatigués ne répondaient plus aux besoins du jour, on constatait des vibrations au passage des premiers véhicules à moteur et le tablier en bois était à changer.
C’est un spécialiste parisien de la Maison Arnaudin qui fut chargé, de 1931 à 1932, de renforcer les câbles tout en conservant le style initial et de poser un tablier métallique. Les ouvriers de la verrerie de Penchot y travaillèrent aussi. Fer et goudron remplacent la structure en bois du tablier et des garde-corps.
D’après le rapport du préfet : « Il est maintenant rigide avec une chaussée en ciment et une armature entièrement métallique. Il a été exécuté après concours par les établissements Arnaudin, et Leinekugel pour une somme totale de 580 000 francs qui a été créditée sur les exercices de 1928 et 1930. Seules les deux piles des extrémités ont été conservées et légèrement surélevées pour la réception des 4 gros câbles » (Conseil général, 2e session de 1932, p.291)
Le pont fait de la résistance
En 1944, au moment de la débâcle des armées allemandes occupant la zone Sud, le pont de Livinhac faillit avoir le sort de ceux de Bouillac, du Port d’Agrès et de Coursavy. En effet, le commandant écossais Mac Pharson donna l’ordre de faire sauter tous les ouvrages d’art reliant les deux rives du Lot pour empêcher le passage d’une soi-disant colonne allemande signalée dans la région. Le pont de Livinhac, gardé par la Résistance locale, ne subit pas le sort de ses congénères cités plus haut et cela à la grande satisfaction de tous les usagers.
Nouveau pont et démantèlement du pont suspendu
Un nouveau pont voit le jour à proximité, on commence à le construire en avril 1982. Il est mis en service en 1984. Deux ans plus tard, « Après 150 ans de bons et loyaux services, l’interdiction est donnée de circuler sur le pont de Livinhac, à l’exception des deux roues, le pont est jugé trop étroit et fragile » (Midi Libre du 7 avril 1986).
En 1988, c’est tous les véhicules à moteur qui sont interdits sur le pont. En 1996, toute circulation y est interdite.
Le procès verbal de l’inspection détaillée menée le 17 mai 2000 à la demande du service aménagement, gestion et exploitation du Département nous informe que « L’état de l’ouvrage peut être qualifié de très mauvais, dans la mesure où les dégradations constatées le rendent impropre à toute utilisation. On peut même avancer que le risque d’effondrement sous poids propre n’est pas totalement à exclure. On ne saurait que conseiller au maître d’ouvrage de faire procéder à son démantèlement sans trop attendre ». Le verdict est sans appel. (Midi Libre, chronique Patrimoine, 11 mars 2004)
En 2002, la Direction des routes et infrastructure évoque le projet de détruire le pont. Une association de sauvegarde du vieux pont, des élus de Livinhac et de Decazeville s’y oppose. Le tablier en béton, jugé « irrécupérable » par les services techniques compétents qui ont procédé à son inspection, sera bien détruit. En revanche, les deux piliers de l’ouvrage devraient être conservés en l’état et même être sensiblement rénovés.
En 2003, on projette que : « l’actuel tablier en béton devrait être remplacé par une passerelle, très probablement en bois rétifié, selon l’hypothèse qui tiendrait actuellement la corde, sachant que les câbles qui soutiennent pour l’heure le tablier seraient également conservés. » (Midi Libre, 14 janvier 2003).
En mars 2004, on entreprend la « déconstruction » du pont : soutenue par la DRI, c’est l’entreprise Freyssinet, basée à Toulouse qui a entrepris les travaux de démolition du tablier et des cables métalliques qui le soutiennent. Pour les ouvriers, la technique d’intervention a consisté, à partir d’une nacelle soutenue par des filins en acier tendus entre les deux piliers, à découper le tablier, morceau par morceau. Des morceaux qui seront évacués sur les berges par un système identique de nacelles, sachant que tout ce qui se trouve entre ces deux piles a été détruit. En avril, « les services de la Direction des routes et des infrastructures (Dri) évaluent le coût d’une passerelle en bois. Des premiers chiffrages qui devaient être prochainement présentés aux élus et responsables de l’association de sauvegarde » (J. B. Centre Presse, 21 avril 2004).
Ce projet tombera à l’eau. En 2011, après de longs mois de négociation, un accord a été trouvé entre le Conseil Général et la Mairie de Livinhac. Un transfert de domanialité du tronçon de route (ancienne RD21) du carrefour de la pharmacie à la pile du vieux pont va donc faire entrer la pile du vieux pont dans le patrimoine communal.
Cependant, auparavant, le Conseil général s’engage à réaliser plusieurs travaux sur cet édifice : étanchéité, enlèvement de la végétation parasite, reprise des joints, l’installation d’un portillon à gauche et d’une rampe sur l’escalier à droite. Enfin, une compensation financière de 5.500 euros permettra de réaliser les travaux d’éclairage, touche finale à la mise en valeur de vestige du vieux pont suspendu qui a marqué l’histoire de cette commune de la belle vallée du Lot.
Marc Parguel